Comment Apple a échoué à voir ses véritables concurrents
Par Nicolas Sabatier - Publié le
IBM : le mal incarné
Imaginez Tim Cook faire un doigt d’honneur devant les locaux de Facebook, Samsung ou de Microsoft ? Difficile, n’est-ce pas ? Cependant, c’est exactement ce qu’a fait Steve Jobs devant les bureaux d’IBM lors d’une visite à New-York.
Pourquoi me direz-vous ? Parce qu’IBM représentait tout ce que Steve Jobs détestait : le conformisme, l’autorité, la mort de la créativité, les employés en costume-cravate, etc. Il se donnera beaucoup de mal afin qu’Apple soit tout le contraire d’IBM. Pas de costume pour son équipe, ambiance décontractée, la passion et la créativité au cœur de ce qu’est Apple. Il répétera constamment que ses employés sont des artistes et sera très soucieux de n’embaucher que des personnes correspondantes à ses critères. Jusqu’à poser des questions totalement inappropriées du style : avez-vous déjà pris de la drogue ? Avec combien de femmes avez-vous couché avant de vous marier ? Etc.
IBM devenait une obsession pour lui. Il avait peur qu’Apple s’embourgeoise et devienne petit à petit comme le géant d’Armonk. Il n’avait pas tout à faire tort : à partir de 1980, Apple embauche à une vitesse vertigineuse et notamment auprès de ses concurrents, en majorité des personnes venant d’HP, Intel, National Semiconductor et d’IBM. Les jeunes chevelus hippies non-diplômés des débuts voient de plus en plus d’hommes grisonnants en costume avec des attachés-case à la main devenir leur collègue et plus souvent leur patron. Steve Jobs est terrifié que la culture d’entreprise d’Apple change en conséquence. Complètement obnubilé par IBM, il ne verra pas Microsoft venir.
Microsoft : calife à la place du calife
Et pour cause : Microsoft n’était qu’une petite entreprise de logiciel. Apple avait d’ailleurs l’habitude de travailler avec eux pour profiter de leurs productions. Ainsi, Steve Jobs donnera lui-même un prototype du Macintosh à Bill Gates afin que son entreprise développe des logiciels en exclusivité pour la machine à sa sortie, comme Word et Excel. Apple se faisait alors battre à plate couture par l’IBM PC et les machines compatibles qui étaient moins chères que les produits de Cupertino et qui jouissaient d’une quantité de logiciels très importante. La plateforme IBM PC (avec son système d’exploitation MS-DOS produit par Microsoft) devenait celle qui allait dominer l’informatique grand public.
Avec son obsession pour IBM, Steve Jobs n’a absolument pas vu la menace Microsoft arrivée. Dès que Bill Gates a eu un Macintosh sous la main, il s’est empressé de former une équipe de développement pour faire un système d’exploitation avec une interface graphique fenêtrée. Ce système deviendra Windows dont les premières versions étaient fortement “inspirées” par le Macintosh.
Comme un enfant qui copie le travail de son camarade à l’école, Microsoft essaie de changer suffisamment d’éléments afin de ne pas être soupçonné de plagiat. Windows est en couleur alors que le système Mac est en noir et blanc. Les fenêtres ne peuvent pas se chevaucher et forment une grille contrairement au Mac où elles peuvent se superposer. Cela ne trompe personne et Microsoft devient l’ennemi juré d’Apple pendant plus de 20 ans. La firme de Redmond devient la cible préférée de Steve Jobs.
On se rappelle Bertrand Serlet à la WWDC 2006 qui compare Mac OS X avec Vista disant en anglais, avec son délicieux accent français, “si vous ne pouvez pas innover, vous devez imiter mais ce n’est jamais aussi bien” montrant un vieux sosie d’Elvis.
Et qui a oublié les célèbres publicités “I’m a Mac, I’m a PC” ? Elles revenaient avec humour sur la rivalité entre Mac et PC (sous Windows) en comparant les deux systèmes en les personnifiant via des acteurs.
Ou encore en 2004 quand, présentant le système Tiger, Apple produit des affiches énormes avec comme slogan : “Redmond, allumez vos photocopieurs”, sous entendant que Microsoft ne faisait que copier Mac OS X pour ses systèmes Windows. Bref, Microsoft a été l’ennemi numéro 1 d’Apple pendant plus de 20 ans mais cela l'a sans doute empêché de voir arriver un autre concurrent encore plus fourbe.
Google : l’histoire se répète
Le début de l’histoire entre Apple et Google démarre sous les meilleurs auspices. Les co-fondateurs du moteur de recherche, Serguei Brin et Larry Page ne veulent pas devenir CEO de leur entreprise et cherchent quelqu’un. Ils ont le candidat parfait : ils demandent à Steve Jobs en 2001 d’être le CEO de Google. Il refuse évidemment (il est déjà CEO de deux grandes entreprise : Apple et Pixar) mais est touché par la confiance accordée par les deux petits génies du web. Il leur servira de conseiller, et parfois de mentor, par la suite.
Pendant des années, les relations sont excellentes entre les deux entreprises. Quand Apple développe son propre navigateur Safari, le moteur de recherche par défaut est Google. Le partenariat devient tellement proche que le CEO de Google, Eric Schmidt, devient membre du conseil d’administration d’Apple.
Chacun s’appuie sur les forces de l’autre, à tel point que dans son livre In The Plex, Steven Levy parle de deux entreprises presque unies comme une seule entité. Eric Schmidt lui-même, sur scène lors de la keynote de présentation de l’iPhone en 2007, plaisante à moitié en se demandant à voix haute s’il ne faut pas fusionner les deux entreprises et l’appeler AppleGoo.
Steve Jobs sourit et semble ravi, ne se doutant pas de la traitrise à venir. Tout change pendant le développement de l’iPhone. Avec sa place privilégiée au sein du conseil d’administration, Eric Schmidt est rapidement au courant du projet d’Apple de développer un smartphone. D’autant plus quand Google est approché pour développer 2 des 16 applications du premier iPhone : Plans, basée sur Google Maps, et l’application YouTube. Tout parait parfait : Apple profite des services web de grande qualité de Google et la start-up de Moutain View récupère énormément de trafic, leur permettant de gagner de l’argent avec les publicités.
Ainsi, Google a accès très tôt à des prototypes d’iPhone pour développer les deux applications. Les liens entre Google et Apple sont tels que certains ingénieurs de Google en savaient plus sur l’iPhone que la plupart des ingénieurs au sein d’Apple.
Rapidement, alors que Google vient d’acheter Android, les ingénieurs se rendent compte à quel point le système de l’iPhone est différent. Android est alors une copie de BlackBerry, les premiers prototypes ayant alors un petit écran (non tactile) avec un gros clavier physique en dessous.
En voyant l’iPhone, Google change son fusil d’épaule et décide de changer Android pour en faire un système avec écran large tactile.
Quand le premier smartphone Android sort, le HTC G1, Steve Jobs est furieux. Cela va même plus loin : il se sent trahi car il avait confiance en Google et ses dirigeants. Dans sa biographie, il dit : “je suis prêt à dépenser chaque centime des 40 milliards de dollars d'Apple en banque, pour réparer ce tort. Je vais détruire Android, parce que c'est un produit volé. Je suis prêt à déclencher une guerre thermonucléaire pour cela.”
C’est un vrai cauchemar pour Steve Jobs car il se passe exactement la même chose que ce qui s’était passé avec Bill Gates 20 ans plus tôt. Il fournit un prototype à une entreprise partenaire pour qu’elle développe des logiciels en exclusivité pour que celle-ci sorte un an plus tard un produit concurrent qui est une copie de la machine d’Apple. Et cette copie deviendra le standard avec une part de marché dominante : Windows pour les PC et Android pour les smartphones.
Avec une position, intenable, Eric Schmidt est obligé de démissionner de son poste au conseil d’administration d’Apple. Et afin d’être moins lié à Google, Apple développe en toute hâte une alternative à Google Maps, Apple Maps, qui a eu des débuts pour le moins difficiles.
Depuis, les ennemis sont partout
Facebook semblait être le prochain ennemi naturel d’Apple. L’entreprise de Zuckerberg essaiera de concurrencer de manière presque frontale Apple avec son
launcherFacebook Home sur Android. À tel point que la société sortira un smartphone en partenariat avec HTC : le HTC First. Pourquoi Facebook fait-il cela ? Tout simplement parce qu'une application sous iOS ne permet pas un suivi aussi important que par le navigateur. De même, Apple a le dernier mot concernant les applications sur l’Apple Store, pouvant refuser des mises à jour ou expulser un développeur de la plateforme. Une perte de contrôle d’autant plus inacceptable pour Facebook qu’Apple n’a pas hésité à la mettre en pratique. Quand Facebook utilisait son VPN Onavo pour espionner ses utilisateurs, Apple retire l’application de l’App Store.
La tension est à son comble quand Apple inclus des changements dans le suivi des utilisateurs pour iOS 14 avec la mise en place de permissions pour le suivi. Zuckerberg est furieux et fera même des publicités dans les journaux, présentant Facebook comme le défenseur des petites entreprises.
Autre relation houleuse : celle avec la Chine. Ce grand pays est devenu le premier marché pour Apple. Cependant, les relations avec le géant d’Asie sont devenues difficiles. C’est d’autant plus problématique que la grande majorité des produits Apple sont fabriqués en Chine. Tim Cook, après avoir été le principal instigateur de cette externalisation de la production, essaie de diversifier ses solutions vers l’Inde, le Vietnam, aux USA ou encore le Brésil. Mais c’est loin d’être aisé et ce sera sans doute un projet sur plusieurs années, voire plus.
Autre entité gouvernementale qui donne des migraines à la direction d’Apple : l’Union Européenne. Non seulement la DMA pousse Apple à changer drastiquement iOS mais aussi ses iPhone en les poussant à adopter l’USB-C.Sans parler des condamnations à plusieurs dizaines de milliards. La démission de Thierry Breton va peut-être améliorer les choses mais rien n'est moins sûr. Même aux USA, Apple est sous pression et est poursuivi pour abus de position dominante.
OpenAI : un air de déjà-vu ?
Nous sommes en plein buzz autour des IA, notamment génératives comme ChatGPT. Apple est clairement en retard sur le sujet, à tel point que ses smartphones qui ont à peine un an, les iPhone 15, ne seront pas compatibles avec Apple Intelligence à cause de leur manque de RAM, un manque d’anticipation surprenant et inacceptable. Apple Intelligence sortira plus de deux ans après le succès fulgurant de ChatGPT. À ce sujet, on a abordé les tensions avec l’UE : le déploiement d’Apple Intelligence est pour l’instant suspendu en Europe. Pour rattraper son retard, Apple est obligé de s’allier avec les leaders de l’IA. C’est ainsi que ChatGPT sera intégré à Apple Intelligence. Encore une fois, l’histoire semble se répéter : cela ressemble beaucoup à ce qui s’était passé avec Microsoft et Google. D'autant plus quand on se rend compte qu'OpenAI développe un projet secret avec Jony Ive qui pourrait entrer en compétition avec les produits d'Apple, dont l'iPhone. Espérons que la direction d’Apple a retenu la leçon. Je ne doute pas du développement d’un remplaçant de ChatGPT au sein d’Apple, comme ce fût le cas avec Apple Maps qui a remplacé Google Maps. Cependant, quelle sera la qualité de l’IA et sera-t-elle du niveau des concurrents ?
Mais n’oublions le bon vieux Microsoft qui, tel l’empereur Palpatine, revient quand on ne l’attend pas. L’entreprise a su se réinventer sous la direction de Satya Nadella. Avec, entre autres, son investissement massif dans OpenAI, la société de Redmond est très bien positionnée pour l’avenir. D’ailleurs, ChatGPT, utilisé dans Apple Intelligence, tourne sur des serveurs de Microsoft.