"Apple, une machine à tuer le journalisme" dénonce Arrêt sur Images
Par Didier Pulicani - Mis à jour le
Dans un long billet à charge, Thibault Prévost dénonce dans
Arrêt sur imagesune machine
à tuer le journalisme-les mots sont forts, mais bien appuyés. Or ce reporter, qui a travaillé (entre autres) pour Radio France, Konbini, Numérama, Télérama ou encore Slate et l'AFP, connait bien le système, pour y avoir participé
Je le sais pour avoir été moi-même couvrir, tous frais payés (par Apple), la "keynote"' 2018. Il est grand temps de s'interroger sur la pertinence journalistique de ces "reportages".
Même si les
voyages pressesont légion (pas que dans la tech, d'ailleurs), Apple, reconnait-il, sait emmener les journalistes au delà de leurs cadre habituel, si bien qu'ils s'assimilent souvent à un public de fans, oubliant alors tout esprit critique.
A la seconde où ces représentants de la presse franchissent les portes du centre de conférences, une sorte de suspension de l'esprit critique semble opérer. Il n'est alors pas rare de les retrouver quelques heures plus tard applaudissant frénétiquement à l'annonce d'une nouvelle fonctionnalité iOS entre deux articles extatiques, avant de reprendre leur activité normale une fois l'Evénement terminé.
Prévost n'est pas non plus tendre avec ses anciens compères, comme Nicolas Lellouche de Numérama, qui a le don de s'extasier devant un simple
ascenseur tournantjusqu'à en faire une vidéo promotionnelle ou encore un descriptif détaillé de la boutique de souvenirs qu'on aurait plutôt l'habitude de retrouver sur un site de fans de la Pomme que sur un grand média généraliste. La palme revient sans doute à Mouloud Achour, qui, tout fier d'être parvenu à décrocher une interview exclusive de Tim Cook, est devenu ici
au journalisme tech ce qu'une pub de Mac Lesggy pour Oral B est à une thèse de doctorat en physique des particules.Précisons que si Tim Cook affiche toujours un
politiquement correctsans faille lors de ses interviews, le journaliste-star de
Cliquen'osera jamais évoquer les sujets qui fâchent, même pour la forme -sans doute cela faisait-il partie des conditions pour réaliser l'interview.
Pourtant, notre confrère reconnait que derrière cette mascarade, Apple n'a même pas besoin d'user directement de son carnet de chèques pour obtenir les faveurs de la presse :
Aucune autre multinationale n'exerce un tel pouvoir de fascination sur la presse. Aucune autre multinationale ne peut, un jour durant, faire travailler de concert autant de journalistes à son avantage, sans même avoir à les payer. Précisons aussi que chaque exclusivité donnée par Apple est source d'audience garantie, tant le public de fans est aujourd'hui important. A contrario, ne pas avoir ces exclusivités (on en sait quelque chose) constitue de facto à un handicap majeur pour l'audience et la rapidité des publications -seuls les journalistes présents sur place, par exemple, ont pu jouer quelques minutes avec les nouveaux MacBook Air et le recevront une bonne semaine avant la sortie. Apple devient alors, aussi bien pour la presse que pour les influenceurs, un véritable faiseur de rois, par le simple truchement des invitations et des exclusivités.
Thibault Prévost exagérera tout de même certains avantages en affirmant qu'Apple fournit tout le matériel nécessaire pour couvrir la keynote.
Pas question d'être vu dans le centre de conférences de Cupertino avec un PC, c'est péché, ce qui n'est a priori pas exact -même si les journalistes bénéficient effectivement de prêts annuels, voire à durée indéterminée pour certains. Il estime aussi qu'Apple sanctionne rapidement toute critique
C'est d'ailleurs à l'un de ces petits déj' que l'un des confrères, qui avait osé critiquer le design d'un des produits dans un article de la veille, s'était fait engueuler pour son impertinence, toujours dans un sourire impeccable.En réalité, Apple se montre plutôt souple sur le sujet, mais il est vrai que les médias et les influenceurs généralement invités, s'auto-censurent assez facilement, de peur de ne plus être dans la short-list le mois suivant. D'ailleurs, il estime que les journalistes se plient à ce petit jeu d'inter-dépendance économique car ils n'ont tout simplement pas le choix, pas plus que les médias eux-même d'ailleurs.
Le journalisme tech paie mal, rend précaire, et oblige souvent à travailler pour des pure players en totale dépendance économique avec ce genre de paquebots du capitalisme, qui font et défont des rédactions à chaque mise à jour de leurs agrégateur d'actualités.
Enfin, il est vrai que toute cette presse, conviée à grand frais pour
regarder la TVavait comme un air de déplacement inutile. En dehors de l'accès aux nouveaux MacBook Air, aucun ne pouvait en effet décrocher une interview d'un chef produit ou poser quelques questions fâcheuses à un responsable, si bien que, dénonce Prévost, ces journalistes faisaient presque figure de zombies au milieu de cet immense campus, cherchant alors le moindre sujet de reportage.
Au bout de l'absurde, le journaliste en visite chez Apple devient son propre sujet de reportage. Un peu comme un youtubeur, en fait. Ce qu'Apple a bien compris avec la WWDC 2022 : pourquoi prendre le risque d'inviter des journalistes, même complaisants, quand on peut avoir des influenceurs, déjà parfaitement à l'aise à l'idée de servir de panneaux publicitaires humains ? Le futur est déjà là.
In fine, cet article, aussi rare qu'intéressant, aura peut-être le mérite de faire réfléchir le public, les attachés de presse et les médias, quant à cette inter-dépendance malsaine entre la presse et les multinationales. De façon plus pragmatique, n'espérez pas grands changements dans les années à venir, cette stratégie bien rodée fonctionne à merveille et tout le monde semble y trouver son compte, la déontologie journalistique étant désormais un terme largement surfait. Le plus ironique (si l'on puit dire), est sans doute de voir que les médias les plus
agnostiquesenvers Apple, sont désormais ceux dévoués à la marque elle-même... Autrefois choyés a minima lorsqu'Apple en avait bien besoin et totalement dévoués au culte des produits, ils n'ont maintenant plus accès aux keynotes ni aux exclusivités -un comble.