Notre livre de l'été : "Les Vies de Steve". Et si Steve Jobs avait été réincarné ?
Par Didier Pulicani - Publié le
Un chien des rues de Dacca croit avoir été Steve Jobs dans une existence antérieure. Des rumeurs à la vie dure chuchotent que le père de l'iPad s'est réincarné. Apple honore son mot d'ordre de "penser autrement" et lance la chasse au tulku de son président-fondateur.
Fables ou tome 2 de la biographie de Steve Jobs ?
Une odyssée aux sources de l'identité, à entreprendre que vous aduliez Steve Jobs, qu'il vous indispose ou vous indiffère ; que la métensomatose soit pour vous une évidence ou un nom d'oiseau.
Si vous avez achevé la biographie officielle, le roman
Les Vies de Steve(6,99€ sur Amazon) pourrait parfaitement prendre la suite de l'ouvrage d'Isaacson, à condition de se laisser porter par le bruit des vagues lorsque vous lirez cette fiction entre deux parasols. Ce n'est pas tous les jours qu'un auteur imagine iPapy réincarné en bâtard des rues de Dacca, l'homme-animal n'ayant pas perdu une miette de sa précédente vie à la tête d'Apple, alors qu'il se retrouve enfermé dans ce corps inconfortable à quatre pattes. En habitué de la marque, on esquisse un large sourire en entamant les premières pages, tout en se laissant prendre au jeu chapitre après chapitre... jusqu'à cette sensation bizarre où l'on finit par se demander
Et si tout cela n'était pas que de la pure fiction ?.
Très bien écrit, l'ouvrage se dévore rapidement, et lorsqu'on arrive au bout des 242 pages, vient déjà l'envie d'une suite d'ici l'été prochain ! Dans l'intervalle, Pierre Marmiesse a accepté de répondre à quelques unes de mes questions. Garanties
sans spoiler, ses réponses complètent à merveille la lecture et je vous conseille de venir relire ces passages une fois le bouquin terminé.
D'où vous est venue l'idée d'aller réincarner Jobs en chien errant ?
En fait, l'idée était moins de le réincarner en chien errant que le réincarner en chien errant à Dacca. Le lieu était aussi important que l'animal. J'étais depuis longtemps curieux de vérifier de visu pourquoi le Bangla-Desh avait si mauvaise réputation. J'y suis allé il y a quatre ans. Mon deuxième jour à Dacca, je me suis fait renverser par une moto. C'était bien fait pour moi : elle roulait à contre-sens, mais à Dacca, croire au contre-sens en était un. Je me suis retrouvé avec une épaule cassée et dans le plâtre. Un bras en moins et voyageant seul, plus question de me déplacer dans le pays. Je n'avais pas non plus envie d'écourter mon séjour. Puisque les circonstances m'offraient une expérience inédite : deux semaines de
tourismeà Dacca, autant en profiter, cela sortait des sentiers battus. Quinze jours, j'ai visité la ville à pied. Pauvreté, pollution, chaos, mais aussi la sensation d'être pour de bon ailleurs, dépaysé comme par peu d'endroits. Les Occidentaux étaient si rares qu'on me prenait pour un Japonais. Dacca était l'antithèse de l'univers aseptisé et manucuré de la Silicon Valley, et donc, quand j'ai eu le projet du livre, m'a paru le lieu idéal pour y réimplanter Steve Jobs. En prime, j'y gagnerais le sentiment de ne pas m'être cassé l'épaule pour rien.
Pourquoi l'avoir réincarné en animal, pas juste en dernier des hommes ? Afin que, pour Steve, plus dure soit la chute. Pas par méchanceté -c'est une comédie-, pour que l'histoire soit plus intéressante. Et parce que les fables -le livre en est une à sa manière- nous ont habitués à ce que les animaux parlent et soient nous servent de miroir.
Pourquoi en chien ? Parce que, dans une ville où les hommes vivent souvent déjà comme des bêtes, c'est peu dire que les chiens errants n'ont pas la vie facile : leurs congénères de pure race, qui mènent une existence chouchoutée à Cupertino, ne feraient pas de vieux os à Dacca. Aussi car, même si c'est faux au Bangla-Desh, le chien est pour nous, Occidentaux, le meilleur ami de l'homme, presque l'intermédiaire entre notre monde et le règne animal, deux pattes dans chacun. Les chiens nous fréquentent depuis si longtemps que nous ne pouvons nous empêcher de croire que leur cerveau fonctionne comme le nôtre et leur prêter de l'intelligence et des pensées, le plus souvent les nôtres. Alors pourquoi ne pas accepter, le temps de quelques pages, que l'un d'eux soit, ou se prenne pour, Steve Jobs ? Pourquoi ne pas avoir réincarné le créateur d'Apple en pomme ? Bonne question, peut-être une autre fois, mais il est déjà question de pommes dans la seconde partie du livre.
Si Apple était effectivement à la recherche du "nouveau Steve Jobs", pensez-vous qu'ils soient encore assez fous pour imaginer réellement une réincarnation du fondateur ?
C'est une des questions du livre : la folie n'est-elle pas une notion très relative ? N'est-ce pas une manière de dévaluer ce qui échappe à notre entendement ? Celle du voisin nous saute toujours plus aux yeux que la nôtre.
Il ira de soi pour un ultra d'Apple de faire la queue des heures, puis se battre, pour être le premier à acheter le nouveau modèle d'iPhone, Pad, Watch... alors que le reste du monde le soupçonnera peut-être d'avoir un grain. Pour un Chrétien, le mystère de la Sainte Trinité passera comme une lettre à la poste, même s'il ne le comprend pas : c'est juste comme ça. Un bouddhiste le trouvera plus dur à avaler. En revanche, il ne perdra pas une minute de sommeil à s'interroger sur son cycle de renaissances, quand le chrétien criera à la foutaise.
Steve Jobs était bouddhiste. S'il ne s'agissait pas juste pour lui d'un régime alimentaire ou d'une application marketing, il croyait, au moins un peu, à ces vies successives sur le chemin de l'éveil. Personne, pourtant, ne l'aurait taxé de fou. Son exceptionnelle réussite de chef d'entreprise démontrait à notre esprit capitaliste la perfection de son équilibre mental. Mais n'y avait-il pas une vraie folie -schizophrénie ?- à combiner une école de pensée fondée sur l'impermanence du monde, l'illusion du moi et la souffrance du désir avec la poursuite infatigable de la fortune matérielle et du pouvoir personnel et la création sans fin de nouveaux désirs pour les habitants de la planète ? : Steve Jobs était adepte de Bouddha, mais voulait que le monde entier croque dans sa pomme.
Le Dalaï-Lama est la preuve vivante, pour les bouddhistes tantriques, de la réincarnation, ou de la métensomatose pour les puristes. Pourtant, quel Occidental courrait le risque de le traiter d'illuminé ? Nous le vénérons comme un saint homme ou un puits de sagesse.
Bien sûr que les dirigeants d'Apple ne partiront pas à la recherche de la réincarnation de Steve Jobs. En même temps, peut-être le font-ils déjà et nous n'en savons rien. Et, s'ils se lançaient dans l'aventure, ils pourraient l'habiller du motif le plus rationnel. Il suffirait de ne pas rechercher sa réincarnation, ni même le nouveau Steve Jobs, mais son héritier spirituel : y a-t-il meilleure définition, même si l'expression, pour nous, est dépourvue de toute connotation irrationnelle, du concept des tulkus, ces réincarnations de lamas ? La recherche des tulkus est-elle autre chose qu'un ancestral système de détection des talents ? Qu'on y croie ou non, il a fait ses preuves. Les entreprises affirment qu'attirer les talents est leur priorité et la condition sine qua non de leur succès. Comme les clubs de football, elles tentent de les déceler toujours plus tôt. Pourquoi ne pas les prendre au berceau, comme font les moines tibétains avec les tulkus, quand ils sont le plus malléables ?
Je trouve pour ma part fou que des pays acceptent encore de leur plein gré, à la tête de leur état, une famille régnante dont les membres se succèdent sur le trône au nom du principe héréditaire.
Serait-il plus absurde pour Apple de chercher l'héritier spirituel de Steve Jobs et d'en faire, à côté de la direction exécutive de la société, le garant de ses valeurs, le gardien du temple et des tables de la loi de Steve Jobs ? Le Barça se prétend plus qu'un club de football ; Apple se perçoit comme plus qu'une société : ce serait une manière spectaculaire de l'affirmer. Ensuite, nouveau Steve Jobs, héritier spirituel, réincarnation, au sens propre ou figuré, libre à chacun de croire ce qu'il souhaite. Vous m'avez indiqué que, contrairement à ce que dit le livre, le bureau de Steve Jobs a été conservé en l'état depuis sa mort : n'est-ce pas laisser la porte ouverte à son retour ? Toute croyance échappe par définition à la raison. Nous croyons ce que nous avons envie ou besoin de croire. Des individus sont convaincus que des vierges les attendent au paradis ; le terrorisme islamiste est peut-être la forme extrême de la frustration sexuelle, mais c'est une autre histoire, que la prudence n'incite pas à écrire.
Vous dites n'avoir aucun téléphone portable, aucune tablette… Steve Jobs n'a-t-il donc pas changé votre monde à vous ?
C'est sans doute car je ne suis pas client -faudrait-il plutôt parler de tifosi, comme à propos de Ferrari ?- d'Apple, mais j'ai du mal à croire que Steve Jobs a vraiment changé la vie des gens. Sans lui et sans Apple, il y aurait quand même des téléphones portables et des tablettes, avec les mêmes fonctionnalités qu'un iPhone ou un iPad, juste peut-être moins jolis à l'oeil et agréables en main, avec un nom qui sonnerait moins bien. C'est vrai qu'il serait plus difficile d'en tomber amoureux et le génie de Steve Jobs a sans doute été de convaincre que les produits d'Apple étaient plus que des outils et méritaient qu'on développe avec eux une relation affective. J'ai peut-être eu raison de réincarner Steve Jobs en chien. Les produits d'Apple sont les nouveaux plus fidèles amis de l'homme :
appareils de compagnie, ils le protègent de la solitude et l'ennui.
Si, en revanche, par Steve Jobs, vous entendez les nouvelles technologies en général, alors si, bien sûr, elles ont changé ma vie. Et la changeront bientôt encore plus. On n'échappe pas à l'effet de réseau ; à la fin, il gagne toujours. J'ai déjà un compte sur Twitter et Facebook, même sans savoir très bien pourquoi. Surtout, ne pas posséder un téléphone portable devient perçu comme le signe d'une dissidence insupportable. Le portable est la nouvelle carte d'identité. Sans lui, vous rejoignez les rangs des sans-papiers : votre identité est suspecte, vous ne pouvez plus la prouver. Il y a deux semaines, j'ai voulu acheter un billet d'avion en ligne ; pour valider mon achat, le site a exigé un code que j'aurais dû recevoir par SMS : ma banque savait que je n'avais pas de portable, mais avait cependant approuvé cette procédure de sécurité. J'ai dû faire acheter le billet par mon frère, puis lui virer l'argent, mais ma banque m'a à son tour demandé de confirmer mes instructions en lui renvoyant un code qu'elle m'aurait transmis par SMS sur mon portable inexistant...
C'est un début. Bientôt, je me retrouverai citoyen de seconde zone, au ban de la société. Il faudra choisir entre acheter un téléphone portable et rejoindre une communauté hamish. C'est un cliché, mais je suis émerveillé de notre capacité à faire en sorte que des technologies inventées pour nous simplifier la vie la rendent un peu plus compliquée. Les nouveaux moyens de communication ont permis aux entreprises de devenir moins joignables que jamais. Pas un numéro de téléphone sur leur site internet, même pas une adresse courriel ; pour leur envoyer un message, il faut remplir un formulaire. Bien sûr, elles ne répondent jamais, mais nous bombardent en revanche de messages provenant d'adresses courriel n'acceptant pas de réponse : c'est un peu comme se faire tirer dessus par un drone.
A l'origine, je n'ai pas acheté de téléphone portable, car je n'en avais pas besoin. Le courriel me permettait de communiquer sans déranger, ni être dérangé ; mon correspondant lisait mes messages quand il le souhaitait, idem pour moi avec les siens. Le portable me promettait le contraire : de me déranger partout et à toute heure, s'il le souhaitait. Il m'aurait suffi de l'éteindre ? Alors à quoi bon en avoir un ?
Mon refus des appareils numériques est aussi, je l'admets, une phobie. Je n'aime pas les objets en général -je les trouve envahissants au sens fort des armées d'invasion-, j'ai surtout une peur panique de ceux dont je ne maîtrise rien. Si l'écran de mon notebook, un matin, reste noir, je suis son otage, réduit à implorer sa merci. Il y a peut-être à l'intérieur un malheureux, victime, comme Steve, d'une erreur de réincarnation, mais je suis trop borné pour comprendre ses tentatives de contact. Rien ne me paraît plus proche du paranormal que les suites de 0 et 1. Le numérique est pour moi l'âge de l'aléatoire, l'arbitraire, l'imprévisible. Ses appareils n'en font soudain qu'à leur tête, je subis leurs colères, sans les comprendre, comme celles des dieux caractériels de l'Olympe. Un instant, Internet a, sur mon ordinateur, le débit de l'Amazone en crue ; au suivant, c'est un oued à sec et il faut accomplir le rituel de débranchement/rebranchement des câbles, comme un chaman exécute la danse de la pluie, pour espérer le retour de l'eau. Vous me direz qu'il existe un moyen très simple de guérir ma paranoïa : devenir client d'Apple, ses produits, même sans tomber amoureux d'eux, ont la réputation de bien fonctionner. Ce n'est peut-être pas idiot.
Où acheter "Les Vies de Steve ?"
On remercie chaleureusement Pierre et je vous invite à découvrir son livre
• A partir de 6,99€ sur Amazon
• 6,99€ sur l'iBook Store
https://www.facebook.com/lesviesdeSteve