Le succès de l'iPhone : une malédiction pour Apple ?
Par Nicolas Sabatier - Publié le
Xerox (et Rouky)
Vous vous rappelez de la société Xerox ? C’est une entreprise qui a révolutionné la photocopie en exploitant un procédé appelé la xérographie. À tel point que le nom Xerox était pendant longtemps synonyme du verbe photocopier aux USA. Avant son invention, tout document nécessitant une copie était tapé à la machine avec une feuille de carbone sous la feuille principale, permettant une “copie-carbone”. D’ailleurs, dans votre gestionnaire de mail, l’intitulé CC en dessous du destinataire, qui permet d’envoyer le message avec d’autres personnes en copie, veut dire copie-carbone.
Toujours est-il que Xerox tua à lui seul l’industrie de la copie-carbone, alors que c’était un produit omniprésent et indispensable pour toutes les entreprises. Mais le patron de l’époque de Xerox n’est pas pour autant satisfait et a une peur panique : qu’une société créée une technologie qui rendra la xérographie (et Xerox) obsolète, comme sa société l’a fait avec les feuilles carbones. D’autant plus quand on sait que le brevet sur la xérographie est valable 20 ans. Le CEO de l’époque, C. Peter McColough, pense alors que le bureau du futur sera totalement informatisé, ne nécessitant pas de papier et ainsi éliminant le besoin de faire des photocopies, tuant ainsi le modèle économique de Xerox. C’est pourquoi en 1969 Xerox rachète Scientific Data Systems et en 1970 créé un laboratoire de recherche dernier cri : le PARC (Palo Alto Research Center).
Je vous passe les détails (si vous voulez en savoir plus, je vous conseille les livres suivants : Fumbling the Future: How Xerox Invented, Then Ignored, the First Personal Computer et Dealers of Lightning: Xerox PARC and the Dawn of the Computer Age) mais toujours est-il que Xerox, principalement grâce à son centre de recherche PARC, invente beaucoup des technologies de l’informatique moderne. Je parle des principales technologies de l’interface graphique, l’imprimante laser, les éditeurs de texte de type WYSIWYG (What You See Is What You Get : ce que vous faites à l’écran modifie l’apparence, par exemple un mot sélectionné pour être en gras prend une police de caractère avec un trait plus lourd), le réseau local avec la connectique Ethernet, et j’en passe.
Pour mettre tout cela en pratique, le PARC créé un ordinateur appelé Alto qui intègre tout ce qui a été inventé et amélioré en interne. Chaque chercheur en possède un sur son bureau et c’est littéralement l’ordinateur du futur. Tout ce qui se trouve dans l'Alto apparaîtra plus de 10 ans plus tard dans les ordinateurs tels que l’Apple Lisa (1983) et le Macintosh (1984). D’autres technologies ne se démocratiseront que bien plus tard, comme une connexion en réseau local ou à Internet, mais elles étaient déjà présentes dans l'Alto en 1973.
Malgré une avance technologique sans pareil, Xerox n’en a pas tiré parti. La société a bien sorti en catastrophe le Xerox Star (ou plus précisément le Xerox 8010 Information System) en 1981 pour essayer de profiter de l’essor des ordinateurs personnels mais le cœur n’y était pas. Beaucoup d'ingénieurs du PARC démissionnent et partent chez Microsoft et Apple, sentant que leur direction n’était pas vraiment conquise par leurs recherches. Pourquoi ? Tout simplement parce que la direction était plus intéressée par les nouveaux photocopieurs que par un hypothétique ordinateur révolutionnaire, poussée en ce sens par les services marketing et commerciaux. Le fait que le direction de Xerox se situe à New-York et que PARC soit en Californie n’a pas aidé : les gens sérieux en costumes cravates, issus des plus grandes universités américaines de la côte est (appelées Ivy League à cause de leurs vieux bâtiments sur lesquels poussent du lierre), n’avaient pas beaucoup de respect pour les hippies chevelus aimant la marijuana de PARC. Ainsi, tout ce qui ne touchait pas au succès des photocopieurs (qui, rappelons-le, payait le salaire de tout le monde, et grassement) était plus ou moins ignoré, laissant le champ libre à Apple, Microsoft et autres.
Microsoft
D’ailleurs, Microsoft a été victime lui aussi du même syndrome. Le produit phare de Redmond est, depuis la fin des années 80, le système d’exploitation Windows. C’est une véritable vache à lait, impossible d’y échapper. Si vous voulez acheter un ordinateur, vous n’avez pas le choix : il faut le prendre avec Windows pré-installé (sauf évidemment si vous choisissez Apple). Et à chaque fois, Microsoft est payé. C’est pourquoi l’entreprise est totalement passée à côté de la folie des lecteurs MP3, avec le succès extraordinaire des iPod, dont le premier est sorti en 2001. Quand Microsoft se réveille, il est trop tard : sa réponse à l’iPod, le Zune, sort en 2006, quelques mois avant l’annonce de … l’iPhone ! Non seulement la firme de Redmond sort un concurrent à l’iPod cinq ans après la sortie du premier modèle mais ils n’ont pas anticipé l’essor des smartphones. Microsoft ne s’est pas tout de suite intéressé à l’iPod car Windows accaparait toute son attention, et le marché des lecteurs MP3 ne semblait pas assez important pour le géant de Redmond.
Toute la stratégie de la société de Bill Gates était centrée autour de son système d’exploitation phare, jusqu’à passer à côté d’une révolution technologique : les téléphones mobiles. Et pourtant, Microsoft était bien placé avec son système Windows CE, dès la fin des années 90. Ainsi, Microsoft est très en avance sur Apple en ce qui concerne les smartphones. C’est en partie pour cela qu’ils n’ont pas pris l’iPhone tout de suite au sérieux car ils pensaient être déjà bien implantés sur le marché. Erreur d’ailleurs que fera toute la concurrence, comme RIM (créateur du BlackBerry), Palm ou encore Nokia. Par exemple, les ingénieurs de RIM croyaient que la démo de l’iPhone était truquée, que les images générées sur l’iPhone étaient en fait calculées par un Mac en coulisse. Le patron de Palm fera cette célèbre déclaration à propos de l’iPhone :
Nous avons appris et lutté pendant des années pour arriver à faire un bon téléphone. Les gars de l’informatique ne vont pas y arriver d’un coup.
Steve Ballmer, patron de Microsoft, se moque ouvertement d’Apple en riant quand on lui pose la question sur les chances de l’iPhone :
500 dollars ? Totalement subventionné ? Avec un abonnement ? C’est le téléphone le plus cher du monde ! Vous pouvez avoir un Motorola Q pour 99 $. Apple a le smartphone le plus cher du marché et de loin. Il n’y a aucune chance que l’iPhone obtienne une part de marché significative. Aucune chance.
Notons la vista incomparable de Steve Ballmer...
Microsoft fera l’erreur d’essayer de copier sa stratégie de Windows sur le mobile en faisant payer chaque constructeur pour l'utilisation de son système, là où Google offrira son système Android gratuitement (et récupèrera des revenus grâce à l’utilisation de ses services web et l’affichage de publicités). Le succès de Windows sur PC donnera des œillères fatales à la société fondée par Bill Gates : à partir de 2012, la partie iPhone d’Apple génère plus d’argent que l’intégralité de Microsoft. Windows Phone 7, qui sort en 2010, sera un bon essai pour rattraper l’iPhone mais c’est déjà trop tard. Même le rachat de Nokia ne sera pas suffisant. Cet échec cuisant coutera le poste au CEO de Microsoft Steve Ballmer qui sera remplacé par Satya Nadella en 2014.
Et Apple dans tout ça ?
La société de Steve Jobs se retrouve un peu dans la même situation : un produit phare qui prend une place faramineuse par rapport au reste de l’entreprise. On peut même aller plus loin en indiquant qu’un certain nombre d’autres produits (et services) sont directement des satellites de l’iPhone : les Airpods, l’Apple Watch, les services iCloud et Apple Fitness+ sont (presques) inutilisables sans iPhone. Ainsi, la plupart des investissements se font dans l’optique d’améliorer l’iPhone ou son écosystème, au risque de passer à côté de nouvelles technologies.
Apple essaie tout de même de trouver le prochain produit qui sera aussi populaire que l’iPod, l’iPhone ou l’iPad. N’oublions pas que Steve Jobs a eu le courage de sacrifier l’iPod, la poule aux œufs d’or d’Apple à l’époque, pour lancer l’iPhone. De même, la sortie de Mac OS X Leopard, prévue pour 2006, a été retardée de plus d’un an en raison du développement en parallèle de l’iPhone et de son système dérivé de Mac OS X. Aujourd’hui, Apple a les ressources pour mener de front plusieurs développements en parallèle.
Pour l’instant, les résultats sont contrastés. Les AirPods et l’Apple Watch sont de très grands succès mais ils sont intimement liés à l’iPhone. Et pour l’instant, l’Apple Vision Pro, un des rares produits sortis récemment qui n’a pas besoin d’iPhone pour fonctionner, même s’il partage en partie le même système d’exploitation, n’a pas trouvé son public. De même, l’Apple TV reste pour l’entreprise qu’un hobby qui reçoit que de rares mises à jour, souvent limitées.
Un des seuls projets d’envergure qui ne soit pas lié à l’iPhone était le projet Titan : une voiture électrique autonome. Malheureusement, après plus de 10 ans de développement et dix milliards de dollars investis, le projet est abandonné.
L’autre malédiction d’Apple est que l’entreprise ne va chercher que des nouveaux marchés qui valent le coût. Étant donné les revenus gigantesques d’Apple, tout marché avec un chiffre d’affaires inférieur à un milliard de dollars n’est pas intéressant. Or, les nouvelles technologies arrivent souvent à petit pas avec des revenus faibles au départ mais qui s’accélèrent rapidement. Si vous n’êtes pas présent sur le marché au début de l’accélération, c’est presque impossible de rattraper votre retard.
Microsoft et Xerox avaient anticipé que leurs produits phares risquaient d’être remplacés. Ils avaient investi et fait de la recherche en ce sens. Ils avaient même dans leurs tiroirs des produits et technologies qui auraient pu leur faire prendre le virage technologique. Cependant, ils ne l’ont pas fait car ils étaient trop concentrés sur leur cœur de métier.
En ce qui concerne Apple, il est difficile de savoir ce qu’ils ont dans leurs centres de recherche : la société est connue pour son goût du secret. Néanmoins, les dernières années nous montrent une entreprise qui a tendance à négliger tous les aspects réseaux de l’informatique moderne. Ils ont été obligés par le passé de faire appel à leurs concurrents (Google, Microsoft, Facebook, OpenAI) pour tout ce qui touche le cloud. Or, il semble que beaucoup d’avancés de l’informatique moderne viennent du traitement dans des data center plutôt qu’en local et dans ce cas, Apple est assez mal engagé. L'engouement des IA génératives ne va pas améliorer les choses. Espérons qu'Apple saura prendre le prochain virage technologique, peut-être avec un nouveau CEO…